Bayer / Monsanto sur le banc des accusés

Bayer / Monsanto fait actuellement l’objet de plusieurs plaintes : en Suisse, pour défaut de paiement d’impôt ; en Allemagne, pour avoir dissimulé des informations importantes sur les marchés financiers ; en France, pour avoir fiché illégalement des personnalités publiques ; à Hawaï, pour une mauvaise gestion d’herbicides toxiques.

Le Tribunal fédéral suisse a, le 3 décembre 2021, ordonné à l’entreprise Monsanto [1] de rembourser dix ans d’impôts non versés pour avoir violé les règles de son exonération fiscale après son rachat par Bayer. Elle devra donc payer un peu plus de 34 millions de francs suisses d’impôts dans le canton de Vaud (ouest). Pour le tribunal fédéral, la révocation de l’exonération fiscale est conforme au droit. En effet, Monsanto a bénéficié, de 2005 à 2014, d’une importante exonération fiscale : « cent pour cent pour une durée de cinq ans dès la fondation de la société » et « de cinquante pour cent pour les cinq années suivantes ». À cette époque, un des sièges de Monsanto était à Morges, dans le canton de Vaud.

Suisse : quand Monsanto se soustrait à ses engagements

Or, cette exonération était notamment subordonnée « au maintien du siège et de l’activité de l’entreprise dans le canton pendant dix ans à compter de la fin de l’exonération, en principe, à la création effective des emplois projetés, [et] à la réalisation des investissements prévus ». Par ailleurs, le Canton de Vaud prévoyait qu’« une éventuelle extension de l’allègement de 50% à 100% pour la seconde période de cinq ans pourra être examinée s’il apparaît que 35 emplois ont été créés après cinq ans et que "Société Principale" [sic] s’engage à augmenter ce nombre à 40 personnes jusqu’à la fin de la période de dix ans ». En septembre 2010, Monsanto a bénéficié de cette extension d’exonération.
En 2016, l’Administration cantonale des impôts du Canton de Vaud a précisé à l’entreprise que son exonération temporaire avait pris fin le 31 août 2014 (clôture de l’exercice commercial) et lui a rappelé les obligations auxquelles elle demeurait soumise jusqu’à la fin de la période fiscale 2024.

Suite à la fusion entre Monsanto et Bayer, Monsanto a informé l’Administration cantonale des impôts, le 15 novembre 2018, de son intention de transférer ses activités à Bâle, probablement en 2020. L’Administration cantonale a pris acte de ce projet et a de nouveau rappelé que, « dès la survenance d’un cas de non-respect des conditions de subordination, le Conseil d’État révoquerait l’exonération accordée avec effet rétroactif pour toute la durée de celle-ci ». Monsanto a poursuivi une partie de ses activités à Morges (46 employés au 1er octobre 2019, puis 44 en décembre 2019). Dès le mois de février 2020, Monsanto a officiellement cessé toute activité sur le site de Morges et cette société a été radiée du registre du commerce du canton de Vaud le 1er avril 2020.

Le 23 décembre 2019, en se référant à la décision du Conseil d’État du Canton de Vaud, l’Administration cantonale des impôts a communiqué à Monsanto un décompte final, relatif à l’impôt cantonal et communal sur le bénéfice et le capital, d’un montant de 34 009 916 francs suisses, avec délai de paiement au 1er février 2020. 

Monsanto a attaqué cette décision devant le Tribunal cantonal du Canton de Vaud le 30 janvier 2020 et a déposé un recours auprès du Tribunal fédéral contre la décision du Canton de Vaud (cause no 2C_141/2020), le 3 février 2020.
Le 12 février 2021, le Tribunal cantonal a admis partiellement le recours de Monsanto : il a jugé que la révocation de l’exonération fiscale pouvait s’appliquer uniquement pour la période 2010 à 2014. Cependant, il a aussi reconnu que l’exonération fiscale temporaire avait été expressément conditionnée et que les conditions posées à l’octroi de l’exonération étaient " claires et prévisibles ".

Ainsi, l’État de Vaud et l’Administration cantonale des impôts ont déposé conjointement un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral contre l’arrêt du Tribunal cantonal du 12 février 2021 (cause no 2C_245/2021).
Le Tribunal fédéral a reconnu la validité pleine et entière de la révocation de l’exonération fiscale octroyée à Monsanto. Il considère que « le non-respect [des conditions de l’exonération], qui visent à lutter contre les abus, peut l’autoriser, le cas échéant, à revenir sur l’exonération accordée de manière rétroactive. En effet, le bénéficiaire d’une exonération ne doit pas pouvoir éluder les espérances du canton qui, en consentant un tel avantage, compte sur une implantation durable de l’entreprise sur son territoire, laquelle doit à terme rentabiliser le privilège fiscal accordé ». Il annule l’arrêt du Tribunal cantonal qui, « en définitive, se méprenant sur la portée de la jurisprudence fédérale, (…) s’est écarté de manière insoutenable des termes de la convention d’allégement fiscal passée entre l’État de Vaud et [Monsanto], laquelle autorisait clairement le Conseil d’État vaudois à récupérer la totalité des impôts non payés par la société entre 2005 et 2014 dans l’hypothèse où celle-ci ne conserverait pas son siège et ses activités dans le canton jusqu’en 2024. (…) En considérant (..) que l’État de Vaud ne pouvait plus réclamer les impôts dus par [Monsanto] pour les années 2005 à 2009, l’arrêt aboutit par ailleurs à un résultat qui heurte de manière choquante le sentiment de justice, puisqu’il permet à une société de continuer à profiter d’avantages fiscaux substantiels - non accessibles aux autres entreprises imposées par le canton - après avoir pourtant violé sciemment l’accord qui les justifiaient ».

Les actionnaires de Bayer en colère

Par ailleurs, le 30 décembre 2021, deux cabinets d’avocats allemands, TILP Rechtsanwaltsgesellschaft mbH et TILP Litigation Rechtsanwaltsgesellschaft mbH ("TILP") [2] [3] [4], ont déposé des plaintes contre Bayer AG devant le Tribunal de grande instance de Cologne. Les quelque 320 actionnaires de l’entreprise visée [5] (parmi lesquels 288 sont des actionnaires institutionnels comme des banques, des fonds de pensions, des compagnies d’assurance, etc.) considèrent que Bayer a violé ses obligations en matière de droit des marchés financiers lors de l’acquisition de l’entreprise agro-chimique Monsanto. Plusieurs éléments ont été cachés aux actionnaires, notamment le risque économique lié aux plaintes aux États-Unis concernant la nocivité du glyphosate, agent actif du Roundup. En effet, en rachetant Monsanto, Bayer récupérait aussi lesdites plaintes. Ces informations précises n’ont pas été transmises, ni dans les rapports financiers de Bayer ni dans ses communications ad hoc. Concrètement, des actions ont été achetées à un prix trop élevé. Les actions visées par la plainte sont celles achetées entre le 14 septembre 2016 et le 19 mars 2019 inclus (phase dite de désinformation). Les avocats réclament donc à Bayer des dommages et intérêts d’un montant total de 2,2 milliards d’euros.
Dans son communiqué de presse, TILP précise qu’ « entre le prononcé du premier jugement lié au glyphosate dans l’affaire Dewayne Johnson le 10 août 2018 et le deuxième jugement dans l’affaire Edwin Hardeman le 28 mars 2019, le cours de l’action Bayer a chuté, passant de plus de 93 euros à environ 56 euros, soit une baisse de près de 40 %. Les dommages subis par les investisseurs en raison de cette immense perte de cours font l’objet des plaintes actuelles ». Aux États-Unis, Monsanto / Bayer a été condamnée à trois reprises entre le 10 août 2018 et le 13 mai 2019.

L’acquisition de Monsanto, annoncée le 23 mai 2016 et finalisée le 7 juin 2018, représente, avec un prix d’achat de 63 milliards de dollars, la plus grande acquisition d’entreprise de l’histoire économique allemande à ce jour.

Le 15 décembre 2021, le Tribunal de Cologne avait accepté de publier la " demande d’ouverture d’action de groupe ". En effet, comme le précise le journal Le Matin, « cette étape [celle du Tribunal de Cologne] est essentielle pour le lancement d’une «  procédure modèle  », permettant de regrouper en un seul procès des questions communes à plusieurs dossiers. Il suffit désormais qu’au moins dix demandes similaires soient déposées dans les six mois pour lancer une procédure, selon le droit allemand ». Les cabinets d’avocats attendent que leur plainte collective soit acceptée. Monsanto plaidera-t-elle coupable, comme à Hawaï ? (voir encadré final).

France : Monsanto fiche des personnalités sans respecter le RGPD

Le 28 juillet 2021, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a condamné Monsanto (rachetée depuis par Bayer) à une amende administrative de 400 000 euros « pour ne pas avoir informé les personnes dont les données étaient enregistrées dans un fichier à des fins de lobbying » [6] [7].

La CNIL précise dans sa décision qu’« au cours du mois de mai 2019, un article paru dans le journal Le Monde ainsi que deux documentaires diffusés sur la chaîne France 2 ont révélé qu’entre 2016 et 2017, les sociétés Fleishman-Hillard (devenue la société Omnicon Public Relations Group) et la société Publicis Consultants avaient constitué, pour le compte de la société Monsanto, des fichiers contenant les données à caractère personnel de plus de 200 personnalités politiques françaises et européennes ou appartenant à la société civile dont des journalistes, des militants de la cause écologiste, des scientifiques et des agriculteurs, dans le cadre de la campagne pour le renouvellement de l’autorisation d’utilisation du glyphosate par la Commission européenne ». Suite à ces informations, la CNIL a reçu, entre mai et septembre 2019, sept plaintes [8] : les plaignants indiquaient notamment qu’ils n’avaient pas été informés de l’existence de ce traitement de leurs données à caractère personnel par Monsanto. La CNIL a donc mené quelques opérations de contrôles. Elle a alors établi que « la société Monsanto a confié à la société Fleishman-Hillard (...) une mission de représentation d’intérêts concernant l’utilisation du glyphosate en Europe et dans le monde, à compter de 2016 et jusqu’au 31 mai 2019 », que dans ce cadre précis « la société Fleishman-Hillard a procédé à l’identification et au recensement d’informations relatives à des personnalités impliquées dans le débat sur le renouvellement de l’autorisation d’utilisation du glyphosate en Europe, qui s’est notamment concrétisé par l’élaboration et la tenue d’une liste des "parties prenantes" intervenant dans le cadre de cette campagne ». La CNIL a également établi qu’ « une note allant de 1 à 5 était attribuée à chaque personne, afin d’évaluer son influence, sa crédibilité et son soutien à la société Monsanto sur six sujets, en l’occurrence l’agriculture, les pesticides, les organismes génétiquement modifiés, l’environnement, l’alimentation et la santé ».

Monsanto, dans sa défense, estime que la responsabilité incombe à Fleishman-Hillard et « que la rapporteure confond les notions de bénéficiaire d’un service et celle de responsable de traitement ». Or, pour la CNIL, « le responsable de traitement est la personne qui détermine les finalités du traitement mis en œuvre, c’est-à-dire le résultat attendu ou recherché, et les moyens de ce traitement, c’est-à-dire la façon de parvenir à ce résultat ». Plus précisément, la CNIL a établi « qu’il ressort de plusieurs échanges intervenus entre les deux sociétés par voie électronique que la société Monsanto a été étroitement associée à l’identification et au recensement des parties prenantes impliquées dans le débat sur le glyphosate, activité qui s’est notamment concrétisée par l’élaboration du fichier en question. Par ailleurs, les échanges très réguliers entre les deux sociétés font apparaître que la société Monsanto formulait des demandes très précises sur ce qu’elle considérait devoir être pris en compte par la société Fleishman-Hillard dans la réalisation de ses missions ». Il est donc évident pour la CNIL que la société Fleishman-Hillard « a agi en tant que sous-traitant de la société Monsanto ».

La CNIL considère dès lors que Monsanto a dérogé à deux articles du Règlement général de la protection des données (RGPD). Concrètement, l’article 14 du RGPD prévoit que lorsque les données à caractère personnel n’ont pas été collectées auprès de la personne concernée par le traitement, le responsable de traitement fournit à cette dernière les éléments visés à ce même article " dans un délai raisonnable ". Or, les personnes n’ont été informées qu’en 2019, lorsque Bayer, après avoir racheté Monsanto – et que l’affaire a été rendue publique dans la presse –, a procédé à l’information des personnes par l’intermédiaire du cabinet SIDLEY. Même si la CNIL précise qu’un tel traitement « peut être justifié par la poursuite de l’intérêt légitime du responsable de traitement » et qu’ainsi « les personnes dont les données figuraient dans le fichier litigieux pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que la société Monsanto (...), s’intéressent à leur positionnement dans le débat lié au glyphosate », elle relève que le responsable de traitement « doit s’assurer du respect des obligations prévues par le RGPD et notamment de l’obligation d’information des personnes afin notamment que celles-ci puissent exercer leurs droits ». Autrement dit : « la création de fichiers de contacts par les représentants d’intérêts à des fins de lobbying n’est pas, en soi, illégale », mais les données doivent avoir été collectées en respectant certaines obligations précises.

Enfin, la CNIL détermine que le fait de prévenir les personnes fichées n’aurait pas « été susceptible de rendre impossible ou de compromettre gravement la réalisation des objectifs dudit traitement ». Elle a aussi jugé que Monsanto avait violé l’article 28 du RGPD qui établit que « lorsqu’un traitement est effectué par un sous-traitant, ce traitement est régi par un contrat ou un autre acte juridique qui définit l’objet et la durée du traitement, la nature et la finalité du traitement, le type de données à caractère personnel, les catégories de personnes concernées ainsi que les obligations et les droits du responsable de traitement ».

Monsanto plaide coupable à Hawaï

Début décembre 2021, Monsanto a plaidé coupable. Accusé notamment d’avoir pulvérisé un pesticide interdit sur l’île hawaïenne de Maui, l’entreprise a donc accepté de payer 10,2 millions de dollars d’amendes. En cause : la pulvérisation de Penncap-M (qui contenait une molécule interdite, le méthyl parathion) sur des cultures de recherche, en 2014, tout en sachant que l’Agence de protection de l’environnement avait interdit son utilisation après 2013. Monsanto a aussi admis avoir commis 30 délits liés à l’utilisation d’herbicide à base de glufosinate d’ammonium (vendu sous la marque Forfeit 280). En effet, à 30 occasions, Monsanto a permis à des travailleurs de pénétrer dans des champs pulvérisés avec Forfeit 280 dans un délai inférieur à l’obligation légale (7 jours au lieu de 31). Enfin, Monsanto a également reconnu avoir stocké illégalement un déchet dangereux aigu [9].

[1Dans le jugement de la CNIL (voir infra), il est précisé : « La société MONSANTO demeure cependant une entité distincte, détenue à 100% par la société BAYER, et qui conserve la personnalité morale et la même dénomination sociale ».

[2Ces cabinets d’avocats sont basés à Tübingen, dans l’état de Bade Wurtenberg.

[5Les actionnaires actuellement en litige sont principalement allemands mais certaines institutions ont leur siège social dans d’autres États membres de l’Union européenne, en Amérique, en Asie ou en Australie.

[8saisines n°19009370, 19009429, 19009432, 19009439, 19009604, 19009666, et 19017095.

[9Department of Justice - U.S. Attorney’s Office - Central District of California, « Monsanto Agrees to Plead Guilty to Illegally Using Pesticide at Corn Growing Fields in Hawaii and to Pay Additional $12 Million », 9 décembre 2021.