Sans ici faire l’historique des mesures précédentes, les institutions européennes ont ainsi mis en place un registre de transparence en 2011, révisé en 2021 pour couvrir tant la Commission européenne que le Conseil et le Parlement européen [2]. Ce registre est une base de données qui répertorie les différents groupes d’intérêts (groupements professionnels industriels, cabinets de consultants, ONG, organismes de recherche...) qui cherchent à peser sur le processus législatif de l’Union. Au 9 février 2022, il comptait 13 498 personnes enregistrées. Une fois inscrits dans le registre, les lobbyistes doivent se conformer à un code de conduite [3] et publier leurs dépenses annuelles.
L’accord qui met en place ce registre prévoit que l’enregistrement des lobbyistes est une condition préalable nécessaire pour qu’ils puissent exercer certaines activités dans les instances de l’Union européenne. Or Commission, Parlement et Conseil peuvent eux-mêmes déterminer quelles activités ils subordonnent à l’inscription dans le registre [4]. L’enregistrement n’est donc pas obligatoire, sauf pour certaines activités. Au Parlement européen, l’inscription dans le registre est une condition préalable pour solliciter une accréditation et ce depuis 2011. Mais les députés sont seulement encouragés à ne rencontrer que des lobbyistes inscrits dans le registre de transparence et à publier en ligne les réunions prévues avec les lobbyistes inscrits dans le registre [5]. La Commission européenne impose pour sa part à ses membres et aux membres de cabinet de ne rencontrer que les organisations ou personnes agissant en qualité d’indépendants enregistrées dans le registre de transparence et de rendre publiques des informations sur ces réunions [6]. Mais rien n’est prévu pour assurer l’équilibre des positions défendues par les différents lobbyistes reçus. Entre 2018 et 2020, la Commission européenne a ainsi échangé avec nombre d’acteurs sur la question des OGM non transgéniques et des suites juridiques à apporter à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne de 2018. Mais ces acteurs étaient majoritairement partisans d’une dérégulation de ces OGM, au détriment de ceux partisans d’un encadrement. Difficile de ne pas y voir une des raisons expliquant que, dans son étude de 2021, la Commission prône un changement législatif des OGM pour favoriser « l’innovation » [7]. Quant au Conseil, qui rejoignait pour la première fois en 2021 le registre de transparence, il n’a posé aucune règle. Les règles de transparence font donc l’objet d’une application à géométrie variable…
Par ailleurs, les données renseignées sont parfois imprécises et incomplètes. En 2020, sur les 4 973 enregistrements contrôlés par le secrétariat du registre, seuls 43 % des déclarants contrôlés ont fourni des données de qualité suffisante [8]. Il est par exemple surprenant de voir que l’Association Française des Biotechnologies Végétales (AFBV) figure dans la catégorie des ONG et non dans celle des groupements professionnels et associations syndicales et professionnelles. Bien qu’étant juridiquement une association, l’AFBV est connue pour ses positions pro-OGM et sa demande de déréglementation des OGM non transgéniques. Un lobbying plus discret qui va dans le sens des entreprises de biotechnologies. Il est en outre difficile de se fier aux dépenses annuelles publiées dans le registre puisque chaque déclarant calcule à sa façon les frais de lobbying. Sur la base de leurs déclarations pour l’année 2020, les principales entreprises de biotechnologies auraient dépensé plusieurs millions d’euros en frais de lobbying (près de 9 650 000 € pour les dépenses de BASF, Corteva, Syngenta, Bayer réunies). EuropaBio, qui se présente comme « le groupe le plus important et le plus influent de l’industrie biotechnologique en Europe » qui a pour but de « représenter les intérêts de l’industrie biotechnologique au niveau européen […] et [d’] influencer la législation sur la biotechnologie », déclarait avoir dépensé entre 200 000 € et 299 999 € en frais de lobbying sur l’année 2020.
Surtout, l’influence sur le processus décisionnel peut s’opérer à d’autres niveaux, sans que les activités ni les personnes concernées n’aient à figurer sur ce registre de transparence. C’est ainsi que pour peser sur l’issue de la réflexion en cours sur le statut juridique des nouvelles techniques de modification génétique, l’industrie des biotechnologies peut passer sous le radar des règles de transparence...
Passer par la porte arrière
Pour ce faire et tout en poussant Bruxelles à l’action, l’un des moyens consiste à passer directement par les États membres. C’est par exemple ce qu’a fait l’entreprise Cibus. Au début des années 2010, l’entreprise souhaite faire des essais en champ avec un colza qu’elle a mis au point, rendu résistant aux herbicides par mutagénèse dirigée par oligonucléotides, l’une des nouvelles techniques de biotechnologie. Mais elle ne veut pas appliquer les obligations posées par la réglementation OGM. Alors que la Commission est en pleine réflexion sur le statut juridique des nouvelles techniques, Cibus contacte plusieurs États membres pour obtenir de leur part une position sur la mutagénèse dirigée pour savoir si elle produit des OGM ou non [9]. Plusieurs États membres répondront qu’ils ne la considèrent pas comme une technique de modification génétique. L’Allemagne décidera même d’autoriser l’essai en champ du colza de Cibus obligeant la Commission européenne à sommer les États membres d’attendre l’issue de son analyse juridique pour prendre de telles décisions. Elle leur rappelle aussi que la dissémination volontaire de produits soumis à la réglementation OGM sans autorisation préalable est illégale.
La stratégie de Cibus aboutit à semer un climat de confusion au sein de l’Union européenne quant au statut juridique de cette nouvelle technique de modification génétique. Or c’est précisément par une supposée incertitude juridique dans la législation actuelle que la Commission européenne justifie son initiative législative pour un nouvel encadrement réglementaire des OGM issus de certaines techniques de modification génétique. Cette initiative vise nommément les plantes issues de techniques de mutagénèse ciblée.
Mêler les intérêts de la recherche aux intérêts commerciaux
Dans le monde de la recherche, les partenariats avec les entreprises privées se multiplient et les intérêts de la recherche ont tendance à converger avec les intérêts commerciaux. Au Royaume-Uni par exemple, le centre de recherche Rothamsted Research est l’un des membres fondateurs de trois centres d’innovation agri-technologiques qui regroupent un large éventail de partenaires publics et de l’industrie. Parmi ces derniers on compte Syngenta, Cargill ou encore BASF. Le centre de recherche a également créé Rothamsted Enterprises, présenté comme un « centre unique favorisant la collaboration et l’innovation sur la base de partenariats avec des entreprises commerciales de technologie agricole » [10].
En Belgique, l’institut de recherche flamand VIB (Vlaams Instituut voor Biotechnologie – Institut Flamand pour les Biotechnologies) accorde lui aussi une place importante à l’industrie. L’organe suprême du VIB, celui qui approuve chaque année le budget de la structure, compte 41 membres dont 18 représentants de l’industrie parmi lesquels Bayer et CropDesign [11]. Ce dernier a une histoire intéressante. Spin-off du VIB, il a été acheté par BASF en 2016 avant que son site de Nevele (Belgique) soit racheté en 2021 par le VIB. Défenseur des biotechnologies, le VIB expérimente avec des peupliers transgéniques depuis 2007 et a expérimenté en plein champ du maïs génétiquement modifié par Crispr/Cas9 en 2017. Il a pourtant été désigné comme partenaire par l’Unité de la prospective scientifique du Parlement européen pour réaliser une étude sur « Les cultures génétiquement éditées et les défis des systèmes agricoles du XXIe siècle » [12].
Aux Pays-Bas, l’Université de Wageningen n’est pas en reste. Elle a conclu un partenariat avec l’entreprise Inova Fruit, détenue par d’importants négociants en fruits belges et néerlandais, pour développer des variétés de pommes cisgéniques. Variétés que commercialise ensuite Inova Fruit. Intérêt commercial et intérêt de la recherche sont difficiles à démêler… Selon l’ONG Corporate Europe Observatory, les Pays-Bas auraient consacré des investissements à la recherche considérables dans la promotion des OGM cisgéniques développés par l’Université de Wageningen, et la Commission aurait subi des pressions de la part des ministères néerlandais et des députés nationaux et européens néerlandais [13]. Il est là aussi assez frappant de relever que, à côté de la mutagénèse dirigée, la cisgénèse est l’une des nouvelles techniques de modification génétique visées par l’initiative législative présentée par la Commission européenne et pourrait donc faire l’objet d’un encadrement distinct de celui prévu par la réglementation applicable aux OGM...