Le terme « mutagénèse » renvoie à plusieurs techniques qui peuvent différer les unes des autres selon le protocole ou les outils utilisés. Certaines techniques de mutagénèse ont pu être utilisées commercialement depuis les années 70 alors que d’autres sont récentes et n’ont pas encore fait l’objet d’utilisation commerciale. Si toutes donnent des OGM selon le droit européen, certains OGM obtenus peuvent être exemptés des requis de la législation, à la condition qu’ils aient un historique d’utilisation commerciale sans risque. Ce rappel au droit est le fait de la Cour de Justice de l’Union européenne avec son arrêt datant de juillet 2018 [2]. En février 2020, le Conseil d’État français a appuyé et précisé cet arrêt de la CJUE.
Pluralité des techniques de mutagénèse, pluralité de régimes juridiques
La mutagénèse peut être aléatoire ou dirigée et peut s’appliquer sur plante entière par exemple (in vivo) ou sur des cellules isolées et multipliées en milieu artificiel (in vitro). Dans son communiqué de presse [3], le Conseil d’État constate que la mutagénèse n’est pas une technique homogène mais qu’elle regroupe de nombreuses techniques qui justifient l’application de régimes juridiques différents. Selon l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne de juillet 2018, l’exemption aux obligations de la législation OGM ne doit profiter qu’aux « organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagénèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». Le Conseil d’État tire les conséquences de cet arrêt et décide que « les organismes obtenus au moyen de techniques ou méthodes de mutagénèse qui sont apparues ou se sont principalement développées depuis l’adoption de la directive le 12 mars 2001 » sont des OGM réglementés. C’est-à-dire qu’ils doivent être soumis aux obligations de la législation OGM. Les techniques de mutagénèse dirigées ou aléatoires in vitro donnent donc des OGM réglementés pour le Conseil d’État. En conséquence, la France doit modifier le décret D 531-2 du code de l’environnement qui classe aujourd’hui « la mutagénèse » comme une technique ne donnant pas lieu à des modifications génétiques, donc ne donnant pas des OGM.
Liste limitative des techniques non réglementées
Le gouvernement doit, dans les six mois, fixer « par décret pris après avis du Haut Conseil des biotechnologies, la liste limitative des techniques ou méthodes de mutagénèse traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». C’est-à-dire les techniques donnant des OGM exemptés des obligations fixées par la législation européenne. En creux, cette liste placera les autres techniques de mutagénèse comme donnant des produits OGM réglementés par la directive 2001/18.
L’intervention du Haut Conseil des biotechnologies est incontournable sur ce sujet. Mais cette institution, amputée de certains de ses membres démissionnaires et dont les irrégularités sont dénoncées depuis un certain temps [4] ne garantit pas, dans les conditions actuelles, la rédaction d’une telle liste via un processus représentatif de l’ensemble des acteurs concernés.
Du côté des pro-OGM, la décision a déjà fait réagir. Par exemple, l’Association Française des biotechnologies Végétales (AFBV) estime que cette liste devrait être établie au niveau européen en concertation avec l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) et les entités concernées dans les États membres [5]. Néanmoins, ce travail d’évaluation des techniques, qu’il soit fait au niveau français ou européen, doit être réalisé. La concertation que la Commission a lancée pour l’étude sur les nouvelles techniques et qui devrait être publiée fin 2021 [6] sera aussi l’occasion pour la France d’apporter son évaluation des dites techniques. Mais ce travail en cours au niveau européen n’interfère aujourd’hui pas avec les obligations imposées par le Conseil d’État aux institutions françaises. D’autant que la Commission rappelle souvent aux État membres qu’il est de leur responsabilité de mettre en œuvre le droit de l’Union.
Mise en cohérence du catalogue commun des variétés, en France et dans l’UE
Suite à l’établissement de cette liste, les autorités compétentes auront la charge d’identifier, au sein du catalogue commun, les variétés « qui y auraient été inscrites sans que soit conduite l’évaluation à laquelle elles auraient dû être soumises ». Mais un défi se présente.
Contrairement au Danemark ou à la Slovaquie, il n’y a actuellement pas de transparence sur le mode d’obtention des variétés inscrites au catalogue en France. Il est depuis peu possible pour les semenciers de renseigner de manière volontaire les techniques d’obtention mais il ne s’agit pas d’une obligation. En conséquence, il n’existe pas d’information exhaustive sur les protocoles techniques, ni de suivi ni d’outils réglementaires de détection. Dans le cadre de l’application de l’arrêt du Conseil d’État, le gouvernement devra se donner les moyens de combler ce manque d’information. L’absence d’obligation d’information sur les protocoles techniques pose des problèmes de transparence et d’accès aux informations pour les producteurs autant que pour les consommateurs alors que le code de l’environnement protège la liberté de consommer ou produire avec ou sans OGM (L 531-2-1 du code de l’environnement).
Pour ce qui est du catalogue européen, la France ne peut techniquement en radier que les variétés qui ont été inscrites d’abord sur le catalogue français [7]. Pour les variétés inscrites dans d’autres pays de l’Union, elle peut seulement suspendre leur commercialisation et leur culture en France (article L 535-6 du code de l’environnement) puis demander à l’Union de confirmer ces interdictions, ce qui portera inévitablement le débat au niveau du Conseil européen.
Il est possible que des divergences émergent alors. D’autant que la Commission tend à restreindre les techniques qui donnent des OGM uniquement aux seules techniques développées après 2001, ce qui, contrairement à la décision du Conseil d’État, en exclurait la mutagénèse aléatoire in vitro. L’arrêt de la CJUE inclut dans les OGM réglementés toutes les techniques principalement développées depuis 2001, donc aussi celles qui ont pu, comme la transgenèse et la mutagénèse aléatoire in vitro, commencer à être développées dans les années 90, « pas longtemps » avant 2001.
Les variétés rendues tolérantes à des herbicides (VrTH) doivent être surveillées et leur culture encadrée
Suivant l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), le Conseil d’État acte une absence de données qui ne permet pas de « statuer sur [les](...) effets indésirables des variétés rendues tolérantes à des herbicides », mais confirme « l’existence de facteurs de risque […] quant au développement potentiel de résistance des adventices ou à l’augmentation des usages d’herbicides » [8]. Et, au regard des risques potentiels, présentés par les « parties requérantes », liés à l’utilisation de ces variétés, il reconnaît que le gouvernement a manqué à son obligation d’appliquer le principe de précaution. Cependant le Conseil d’État n’accède pas à la demande des parties requérantes d’établir un moratoire sur les VrTH.
Le Conseil somme le gouvernement dans un délai de six mois « de prendre les mesures nécessaires […] en matière d’évaluation des risques liés aux VrTH, ou de prendre toute autre mesure équivalente de nature à répondre aux observations de [l’Anses] sur les lacunes des données actuellement disponibles ».
Par ailleurs, ces mesures permettraient au gouvernement de garantir plus de cohérence de ses politiques agricoles à travers la mise en œuvre du Plan Ecophyto depuis 2008. Ce Plan, rappelons-le, vise à réduire l’utilisation des pesticides en France mais son efficacité est largement critiquée [9].
Les semenciers voudraient faire la loi dans l’UE
Le Groupement national interprofessionnel des semences et plants (Gnis) et l’Association française des biotechnologies végétales (AFBV), dans leurs communiqués de presse suite à la décision du Conseil d’État, ont exprimé leurs inquiétudes. Ils y voient un frein au progrès et à la compétitivité française dans le domaine des semences. Le Gnis souhaite que la France « préserve un principe d’innovation », un principe pourtant non établi juridiquement, qui viendrait contre-balancer le principe de précaution inscrit dans la constitution [10]. Ce même discours a déjà été tenu par les semenciers lors de l’adoption de la législation européenne sur les OGM pourtant la France reste aujourd’hui encore l’un des plus gros pays exportateur de semences conventionnelles.
Depuis l’arrêt de la CJUE, les États membres souhaitent que la Commission européenne leur fournisse les moyens de détecter tous les OGM réglementés. Mais depuis 2017, cette dernière s’est montrée particulièrement inactive sur le sujet. De son côté, le Conseil de l’Union européenne a commandé fin 2019 à la Commission une étude pour avril 2021 sur le statut des nouvelles techniques. Le travail pour l’instant initié par la Commission sur cette étude ne vise, selon la Commission, qu’à récolter des informations et aucune suite précise ou proposition n’a été encore décidée. Mais pour les industriels, les suites de cette consultation devraient être un changement de la réglementation européenne, qu’ils jugent dépassée. L’avenir dira si le principe de précaution s’impose toujours dans l’UE face à la puissance économique des multinationales semencières.