La principale crainte si les « informations de séquençage numérique » (DSI en anglais) ne sont pas assimilées à des ressources génétiques physiques est que ces DSI permettent un biopiratage des ressources physiques. C’est-à-dire leur utilisation en dehors de tout cadre légal (CDB, Nagoya, Tirpaa… [1]), et donc sans accord préalable d’accès à cette ressource ni aucun partage des avantages issus de leur utilisation… et pire, avec la possibilité que des brevets soient déposés sur ces séquences, empêchant les paysans et autres opérateurs de continuer à utiliser les plantes et autres organismes qui les contiennent et qu’ils ont eux-mêmes fournis aux collections de ressources génétiques.
C’est la théorie. Dans la pratique, Sylvain Aubry, collaborateur de l’Office fédéral de l’agriculture suisse, interrogé par Inf’OGM, estime que « l’utilisation des ressources [numériques] se révèle être plus "subtile" que dans les cas de biopirateries "classiques" (teff, pervenche de Madagascar, etc.). Il s’agit maintenant pour les sélectionneurs d’amasser le plus de ressources/séquences possibles et d’en extraire les informations intéressantes pour leur programme. Il est dès lors souvent difficile, même s’il y a eu effectivement "utilisation" d’une ressource – digitale - d’identifier ou de quantifier sa contribution exacte au résultat final (...). On est vraiment dans le "big data" ». Ces données (big data) sont stockées dans d’immenses bases de données (voir encadré ci-dessous).
DSI : du very Big data !
Ci-dessous, le point de vue enthousiaste, sur les bases de données, d’acteurs chinois et européens des DSI.
« Les sources de DSI sont principalement créées à partir de ressources génétiques physiques par la recherche scientifique. La publication dans des revues scientifiques (…) se fait généralement par le biais d’une base de données, dont les plus importantes et les plus utilisées sont en libre accès. La plus grande base de données internationale est l’International Nucleotide Sequence Database Collaboration (INSDC), composée de la DNA Data Bank of Japan (DDBJ), du National Center for Biotechnology Information des États-Unis (GenBank du NCBI) et des European Nucleotide Archive (EMBL-EBI). Les membres partagent des données quotidiennement, et ces données sont également partagées automatiquement avec au moins 1800 autres bases de données qui fournissent des services plus spécialisés aux communautés d’utilisateurs (...10 à 15 millions d’utilisateurs de tous les pays du monde). Les données ont été validées, conservées, indexées pour être découvertes et réutilisées, (...) autant de facteurs qui augmentent leur valeur » [2] [3]
Une pomme de terre OGM biopiratée ?
Quelques cas concrets de « biopiraterie » à partir des DSI ont cependant été révélés. Examinons tout d’abord celui de la pomme de terre du Centre International de la pomme de terre (CIP) au Pérou, documenté par le Centre africain de la biodiversité (ACB) [4], avec Pelum et Andes, des ONG critiques sur l’introduction d’OGM.
Le CIP a mis au point une pomme de terre cisgénique (avec des transferts de gènes entre espèces sexuellement compatibles appartenant au même genre) à partir de la variété Victoria, elle-même émanant du CIP il y a plus de 25 ans pour des pays d’Afrique de l’Est [5]. Cette pomme de terre cisgénique comporte trois gènes provenant d’espèces latino-américaines du genre Solanum (voir tableau ci-dessous), afin que la variété soit résistante au mildiou. Il était prévu de la commercialiser en Ouganda et au Rwanda.
Gène | Espèce | origine | Banque de gènes ID |
Rpi-vnt1.1 | Solanum venturii | Argentine, 1973 | FJ423044.1 Sainsbury (Royaume Uni) |
Rpi-blb2 | Solanum bulbocastanum | Mexique | DQ122125.1 Wageningen (Pays-Bas) |
RB (Rpi-blb1) | Solanum bulbocastanum | Mexique | Univ. Wisconsin (États-Unis) |
Source : Andes, ACB, Pelum, mars 2020
ACB détaille que deux de ces trois gènes n’ont pas été pris directement de la ressource physique par le CIP, mais synthétisés à partir de séquences issues de la GenBank étasunienne.
Le premier, Rpi-vnt1.1, est issu de Solanum venturii, collectée dans le nord de l’Argentine en 1973, puis séquencé par le laboratoire Sainsbury au Royaume-Uni et stocké dans la GenBank en 2010.
Le second gène, Rpi-blb2, est issu d’une plante mexicaine Solanum bulbocastanum. Elle a été collectée avant 1957, séquencée puis stockée dans la GenBank en 2005 par des chercheurs de l’université de Wageningen aux Pays-Bas.
Dans les deux cas, les chercheurs ont revendiqué des droits commerciaux sur ces gènes de résistance au mildiou.
Puis ces deux gènes ont été synthétisés à partir de la DSI : la synthèse de Rpi-vnt1.1 a été réalisée par GenScript (entreprise étasunienne du New Jersey) ; et celle de Rpi-blb2, par Entelechon (entreprise allemande filiale de la luxembourgeoise Eurofins) [6].
Diffuser sans partager ?
En partenariat avec l’Organisation nationale de la recherche agricole en Ouganda, le CIP a fourni cette pomme de terre OGM pour tester sa résistance en plein champ, dans le cadre d’un projet co-financé par l’organisation d’aide au développement étasunienne (USAID), les Centres de recherches agricoles internationaux (CGIAR) et la fondation anglaise 2Blades, liée à Sainsbury’s [7]. Le gouvernement ougandais ayant reculé sur l’adoption d’un cadre de biosécurité, on ne peut pour le moment introduire d’OGM dans ce pays. Alternative ? le Rwanda voisin. En effet ce pays, d’abord réticent aux OGM, a, en octobre 2019, mis en place un cadre légal pour les introduire. De plus, sa loi de 2016 sur les semences permet de revendiquer un droit de propriété sur des variétés considérées « de notoriété publique », sans aucune mention ou reconnaissance des variétés traditionnelles ou locales. Conclusion de ACB : « Avec ces clauses, et sans qu’il soit nécessaire de divulguer l’origine du matériel végétal, cette loi encourage (...) la biopiraterie et empêche le partage équitable des avantages décrits dans le Protocole de Nagoya (...) dont le Rwanda est membre » [8].
Le montage financier et scientifique du développement des pommes de terre OGM au Rwanda a été décrit en détail dans le document des trois ONG [9]. On y croise pêle-mêle les Fondations Gates et 2Blades, l’USAID, le CIP, le CGIAR, les entreprises étasunienne Simplot, et hollandaise Agrico, le laboratoire Sainsbury’s, le tout avec des capitaux croisés anglais et étasuniens. Outre la déstabilisation du marché des petits producteurs rwandais, c’est aussi l’absence de mention de partage des avantages qui frappe dans ce projet.
Ebola : un traitement sans partage des avantages
Le cas suivant concerne la mise au point d’un traitement contre le virus Ebola, où le partage des avantages devrait au moins résider dans l’accès à ce traitement pour les pays touchés. D’après un document d’Edward Hammond [10], il n’en a semble-t-il rien été et ce cas est symptomatique du contournement du Protocole de Nagoya.
En 2014, le virus Ebola qui sévissait en Afrique de l’Ouest a été isolé chez une patiente guinéenne et étudié par l’Institut Pasteur de Lyon et l’Institut Nocht à Hambourg (Allemagne). Ce dernier a séquencé cet échantillon (nommé C15) et en a partagé les résultats sous deux formes : en envoyant des échantillons physiques du virus dans différents laboratoires, accompagnés d’un accord de transfert de matériel (ATM), prévoyant, conformément au Protocole de Nagoya, des retombées pour la Guinée en cas de dépôt de brevet ou d’exploitation commerciale ; et en enregistrant la séquence dans la GenBank étasunienne, la rendant accessible à quiconque sans aucune contrepartie.
L’entreprise étasunienne Regeneron a donc téléchargé la séquence C15, puis en a synthétisé des portions pour créer un traitement à base d’anticorps monoclonaux (le REGN-EB3), avec une aide de plus de 400 millions de dollars du gouvernement étasunien [11]. Mais la dose est à 10 000 dollars pièce, ce qu’aucun gouvernement africain ne peut se payer. Y a-t-il eu au final un accord entre la Guinée et Regeneron ? L’enquête de Hammond n’a pu le montrer, mais elle souligne que la législation étasunienne ne l’imposait pas. Et Regeneron a pu déposer un brevet, valable pour le moment aux États-Unis, au Nigéria et en Afrique du Sud... Ce que souligne l’article paru à l’occasion du décryptage de l’échantillon C15 [12], c’est que cet échantillon avait été obtenu sans consentement préalable de la patiente… et, suppose E. Hammond dans son article, sans doute pas non plus de la Guinée.
Le séquençage des êtres vivants s’accélère, accompagné souvent par des dépôts de brevets. Pour les espèces marines, 47 % des brevets sur les séquences génétiques sont détenus par une seule entreprise : BASF [13]. Est-il encore temps de stopper ce biopiratage ? Nous en discutons dans les articles suivants de ce dossier...