L’expérimentateur qui fait des Gains de Fonctions (GoF) a deux grands types de techniques à sa disposition, qu’il applique seuls ou en combinaison :
– des techniques de génie génétique (ADN ou ARN recombinant, transgenèse, mutagénèse, Crispr, Talen) ;
– des techniques d’évolution dirigée et accélérée par passage en série dans un milieu d’incubation ou confiné.
Qu’est-ce qu’un GoF ?
Dans le premier type, le chercheur travaille sur le matériel génétique. Il modifie des séquences, les intègre dans du matériel biologique et regarde si le résultat correspond à ce qu’il attendait. Par exemple, pour obtenir qu’un virus infecte une nouvelle espèce (en l’occurrence, passer de la souris au chat), un chercheur des Pays-Bas en 1999 a remplacé une séquence d’un coronavirus adapté aux cellules murines (de souris) par une séquence d’un virus adapté aux cellules félines [3]. La modification de génotype choisie (la mutation du génome) a donné le phénotype visé.
Dans le deuxième type, on part de l’agent infectieux (virus, bactérie) qu’on inocule à des cellules hôtes - cellules cultivées dans un récipient, œufs embryonnés ou encore animal vivant - et on attend. On prélève un peu du premier milieu pour réintroduire l’agent dans d’autres cellules ou animaux (on a fait un passage). On attend de nouveau, et on répète l’opération un certain nombre de fois, parfois en variant le milieu. Lors de ces passages en série, c’est le milieu choisi par l’expérimentateur qui force l’agent à s’adapter. Souvent, il y perd son adaptation à l’ancien milieu. Contrairement au premier type, c’est la pression de sélection sur des caractères (phénotype choisi) qui conduit à l’isolement d’agents ayant un nouveau génotype.
On remarquera que des élevages industriels où des milliers de porcs vivent à proximité de dizaines de milliers de volailles (en Asie, et à plus petite échelle en Bretagne), réalisent eux aussi une pression de sélection qui fait surgir des virus sautant la barrière d’espèces [4]. L’intention de faire des PPP n’y est pas, mais la conséquence est la même. De plus, notons que ces expériences de passages en série servent depuis longtemps à produire des "vaccins vivants atténués" mais que, dans le cas des GoF, le chemin parcouru est strictement inverse : au lieu de cultiver un virus adapté à l’homme sur, par exemple, des cellules de poulet [5] et d’obtenir des virus adaptés au poulet qui perdent leur virulence vis-à-vis des humains, on nous crée de nouveaux pathogènes.
Combiner les techniques augmente les possibilités. Une technique de mutagénèse appliquée en amont de passages en série permet par exemple de tester plus de mutants (qu’on peut séquencer à la fin pour découvrir quels génotypes ont donné le phénotype sur lequel on a sélectionné). Ainsi, deux équipes de chercheurs sont parties d’un virus H5N1 très pathogène mais non transmissible par voie aérienne. Ils ont d’abord introduit des mutations variées, puis inoculé les virus à des furets en effectuant des passages en série. Au final, ils ont réussi à générer des super-virus, pathogènes ET aéro-transmissibles [6] [7].
Les GoF augmentent les risques
Stratégie pour faire des vaccins, des armes biologiques ou recherche pure ? Tout le débat est là. Dans un entretien [8], le chercheur néerlandais Ron Fouchier, pionnier des GoF, soutenait que « nous avons besoin de la recherche par GoF pour démontrer des liens de causalité entre des gènes ou des mutations et des traits particuliers de pathogènes ». Il trouve les procédures réglementaire et de sécurité largement suffisantes, voire excessives. Il minimise le danger de fuites de labo [9] en jugeant qu’« il n’y a pas eu d’évasion de pathogène majeur en un siècle de recherche sur les pathogènes dangereux, même à des époques où les mesures de biosécurité étaient à peu près inexistantes ». Si, pour mieux connaître les PPP, il faut les rendre plus dangereux et plus nombreux, sommes-nous gagnants ? Au risque pandémique naturel, s’ajoute un risque croissant de pandémie d’origine humaine [10] auxquels les GoF contribuent activement. Sachant que produire un vaccin est largement plus difficile et coûteux que créer un nouveau PPP, le bilan immédiat des expériences de GoF est une réelle mise en danger éthiquement contestable des humains.
Ces expériences ont lieu dans des laboratoires dits de biosécurité élevée (P3 ou P4), sortis de terre après la fin des années 60, suite à un drame dans un laboratoire de production de vaccins à Marburg (Allemagne). Des singes verts importés d’Ouganda vers l’Allemagne pour fabriquer des vaccins atténués s’avèrent porteurs d’un virus qui tue plusieurs autres singes et laborantins. Un confinement total a arrêté l’épidémie. De fait, le parc mondial de laboratoires P4 est en plein boom (une dizaine en construction pour une quarantaine en activité). Avec eux, le risque d’accidents potentiellement pandémiques augmente mécaniquement.
Données numériques : open bar pour recréer un virus !
Un danger né avec le progrès des techniques de séquençage d’acides nucléiques (ADN/ARN) concerne la diffusion numérique des informations de séquences. Muni de cette seule information, c’est-à-dire sans disposer d’aucun échantillon, on sait re-créer un virus. Des chercheurs américains ont publié en 2002 leur réussite à re-synthétiser le virus de la polio [11], d’autres le virus de la grippe espagnole en 2005 [12], et en 2010, c’est le tour d’une bactérie de voir son génome entièrement synthétisé. Ce génome, injecté dans la bactérie vidée de son ADN, a permis la reprise de la vie de la bactérie (10 ans de travail par 20 personnes tout de même) [13]. Impossible à présent de se débarrasser des PPP, l’information de leurs génomes est en accès libre sur Internet. En plus du risque de fuite - accidentelle ou non - de matériel biologique, il faut désormais compter avec ce risque nouveau de synthèse ex nihilo par un État, un déséquilibré, ou un opérateur non-gouvernemental terroriste.
Moratoires et suites
La nouvelle de la création de super-virus aéro-transmissibles en 2011 [14] [15] a déclenché un débat de grande ampleur au sujet des GoF, avec un moratoire "volontaire" de près d’un an avant que les expériences ne reprennent. Les articles, eux, sont sortis avec des mois de retard et en partie tronqués. Le débat s’enflamme de nouveau en 2014 suite à des expériences similaires de GoF sur H7N1, cumulées à des incidents de fuites de laboratoire de SARS-COV, ainsi qu’à une erreur de manipulation - mauvaise inactivation - de Bacillus anthracis dans un grand labo P4 étasunien [16]. Le gouvernement Obama décide l’arrêt du financement fédéral des GoF aux États-Unis sur trois familles de virus : grippes, MERS et SARS. La décision est annulée trois ans plus tard sous l’impulsion d’Anthony Fauci, conseiller Covid de Trump puis Biden et grand partisan des GoF.
Évaluer le risque ou le bénéfice des recherches duales de type GoF s’avère ardu. On sait que les hommes, et leurs institutions plus encore, ont horreur d’avouer leurs erreurs, brouillant les pistes pour se couvrir. Pire, tous ceux qui y ont intérêt sont pressés d’avancer : les chercheurs, les financeurs, ainsi que ceux prenant part à des marchés aussi prometteurs que la gestion des risques et la santé. Une démarche responsable aurait exigé d’analyser en détail les risques et les bénéfices pour la société, et de laisser place à un débat à la hauteur de l’enjeu en amont de toute décision. Il ne suffit pas de cataloguer ceux qui critiquent les GoF comme étant anti-progrès, anti-vaccin, conspirationnistes. Ces recherches sont contraires aux principes éthiques exposés dans le code Nuremberg. Elles n’auraient jamais dû voir le jour.