Depuis plus de 10 000 ans, les paysans à travers le monde utilisent, échangent et vendent les semences issues de leurs récoltes. Selon différentes études, ces systèmes semenciers informels nourrissent aujourd’hui encore entre 60 et 80% de la population mondiale [1].
Dans de nombreux pays, pour protéger les droits des détenteurs de brevets ou de certificats d’obtention végétale (COV), la loi restreint les droits des paysans sur leurs propres semences et celles qu’ils achètent. Bien souvent, la conservation et la réutilisation des semences protégées devient une activité « criminelle » et la commercialisation de semences paysannes interdites. Et, lorsqu’un conflit oppose les paysans aux entreprises semencières, ce sont rarement les premiers qui gagnent [2].
Fin novembre 2021, dans un jugement inédit rendu à l’unanimité, publié fin janvier 2022, la Cour suprême du Honduras a pourtant décidé de faire primer les droits des paysans en déclarant inconstitutionnelle une loi qui niait leurs droits sur les semences.
Une victoire pour les paysans
En 2012 [3], le Honduras a adopté une loi sur la protection des variétés végétales. Cette loi devait lui permettre d’adhérer à la Convention de 1991 de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) [4], une organisation internationale qui a pour objectif de promouvoir le certificat d’obtention végétale (COV). Pour ce faire, la loi mettait en place les procédures permettant aux obtenteurs de protéger, par un COV, les variétés végétales qu’ils ont mises au point.
Surnommée « loi Monsanto » par ses détracteurs, la loi rendait illégal le fait de conserver, de donner ou d’échanger des semences de variétés couvertes par un COV. Les paysans se trouvaient donc de fait contraints d’acheter leurs semences et ce d’autant plus que de lourdes sanctions étaient prévues à l’encontre des contrevenants [5].
En 2016, l’Association nationale de promotion de l’agriculture biologique (Asociación Nacional para el Fomento de la Agricultura Ecológica) décide de déposer un recours pour faire déclarer la loi inconstitutionnelle. L’association considère en effet que dans un pays où de nombreuses familles dépendent de ce qu’elles cultivent pour (sur)vivre, la loi conduit à les condamner à la faim. Son recours est cependant rejeté mais un second recours est déposé en 2018 par l’association et d’autres organisations d’agriculteurs et de producteurs, soutenues par l’association internationale de défense des droits de l’Homme FIAN. C’est ce recours qui aboutit au jugement de la Cour suprême de novembre 2021.
La Convention UPOV viole le droit à l’alimentation
Le fait de faire primer les droits des agriculteurs reconnus par les textes internationaux, contraignants [6] ou non [7], sur les droits des obtenteurs est en soi suffisamment rare pour être souligné. Mais ce jugement va plus loin encore. En effet, la loi de 2012 visait à mettre le droit national hondurien en conformité avec la Convention de 1991 de l’UPOV et, comme le prévoit la Convention, elle a été adoptée après avis du Conseil de l’UPOV [8]. En déclarant inconstitutionnelle dans sa totalité la loi de 2012, la Cour suprême remet en question le système du droit d’obtenteur en tant que tel, même s’il faut préciser que rien dans la Convention de l’UPOV n’obligeait le Honduras à définir un tel niveau de sanctions aux actes de contrefaçon [9].
Les arguments retenus par la Cour rendent son jugement d’autant plus sévère. En effet, elle estime que cette loi méconnaît le droit à l’alimentation, car les droits exclusifs que la loi octroie aux obtenteurs favorisent les monopoles et conduisent à l’augmentation du prix de la semence, source de toute nourriture. Or, estime la Cour, « l’État est tenu de réglementer l’utilisation des ressources naturelles conformément à l’intérêt social, en harmonie avec la protection et la conservation des écosystèmes et des terres » et il « doit être extrêmement vigilant lorsque les ressources naturelles sont en jeu, surtout lorsqu’il s’agit de ressources qui satisfont le droit à l’alimentation de la population » [10]. La loi est donc contraire à la Constitution hondurienne mais aussi aux traités internationaux qu’a ratifiés le Honduras. Citons notamment le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels en vertu duquel les États parties s’engagent à prendre des mesures pour assurer le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim [11].
La loi qui met en place le COV remet aussi en cause une utilisation durable des ressources et de protection de la diversité biologique, juge la Cour. La loi menace concrètement « les savoirs traditionnels des agriculteurs qui sont essentiels au maintien de la diversité biologique, base fondamentale de l’agriculture ». Surtout, la loi viole la Constitution et les traités internationaux ratifiés par le Honduras qui obligent l’État à « prendre des mesures appropriées pour protéger et promouvoir les droits des agriculteurs, en particulier la protection des connaissances traditionnelles relatives aux ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, le droit au partage équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources phytogénétiques et le droit de participer à la prise de décision nationale sur les questions liées à la conservation et à l’utilisation durable des ressources phytogénétiques » [12].
Pour l’association nationale de promotion de l’agriculture biologique, partie au recours, le jugement de la Cour est une avancée importante dans la défense de la souveraineté alimentaire. Son directeur, Octavio Sánchez, a déclaré que « (l)a loi Monsanto viole la Constitution car elle limite le développement de la population […]. Mais l’important est que la Cour a pris à l’unanimité une décision favorable à l’ensemble de la population. C’est un triomphe pour le Honduras » [13].
Paradoxe : le Honduras cultive des OGM et défend les OGM non transgéniques
Le jugement de la Cour suprême est plus généralement révélateur des tensions entre modèles agricoles. Le Honduras cultive du maïs génétiquement modifié depuis 2002, les OGM ayant probablement été introduits via l’aide alimentaire [14] que le pays reçoit depuis 1999. En 2020, le Honduras a cultivé 38 000 ha de maïs transgéniques contre 175 000 ha de maïs non transgéniques majoritairement des variétés traditionnelles (soit 18 % de la sole de maïs) [15].
En 2018, le pays a signé, aux côtés de neuf autres États, une déclaration devant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) appelant à la mise en place de réglementations favorables aux nouvelles techniques de modification génétique [16] [17], ce qu’il a fait lui-même un an plus tard [18]. Ces OGM et ces nouvelles techniques sont indissociables de cet autre droit de propriété industrielle qui s’applique au vivant : le brevet. La loi hondurienne sur les brevets est d’ailleurs toujours en vigueur [19].