Déposer des demandes de brevets sert basiquement à empêcher la concurrence de copier et commercialiser son invention. Dans le domaine de la sélection végétale et de ses produits, la détention de tels droits de propriété industrielle par les principaux acteurs agro-industriels peut en fait impacter l’ensemble de la chaîne alimentaire, des producteurs aux consommateurs. Or, de nombreux droits de brevets portent sur les « nouveaux OGM » et leurs procédés d’obtention.
La biodiversité cultivée exposée
Dans la pratique de l’OEB (Office Européen des Brevets), les végétaux obtenus par un procédé technique modifiant leurs caractères génétiques sont brevetables [1]. Ils peuvent contenir un transgène ou être « mutants » par mutagenèse « aléatoire » ou « dirigée » [2]. Si la descendance des transgènes et des mutants est porteuse du transgène ou de la mutation, elle est aussi brevetable. Les nouvelles techniques de modification génétique qui visent une mutagenèse dirigée, comme celles utilisant l’outil Crispr/Cas9, font l’objet d’un nombre croissant de demandes de brevets de la part d’un « cartel » agro-industriel dominé par Corteva et Bayer [3].
Certains de ces brevets sont d’une telle portée qu’ils peuvent couvrir des traits exprimés par des variétés végétales issues de procédés conventionnels de croisement-sélection, des traits natifs d’espèces végétales présentes dans la nature, ou encore dans plusieurs variétés différentes [4]. L’appropriation de ces caractéristiques par l’industrie (ou par les instituts de recherche) peut contraindre le développement de la biodiversité cultivée, particulièrement celle produisant des aliments.
Sous couvert d’institutions européennes législatives, comme l’OEB, et réglementaires, comme la Commission européenne qui promeut l’exemption des nouveaux OGM, le système alimentaire choisi par les acteurs dominants de l’agro-industrie impacterait-il le prix de l’alimentation ? [5] [6]
Brevets OGM et prix de l‘alimentation
Dans sa conclusion, le rapport d’un collectif d’ONG, dont Global 2000 (Les Amis de la Terre en Autriche), affirme : « Plus le nombre de brevets accordés pour des techniques de sélection végétale sera élevé, moins la diversité génétique sera disponible pour que d’autres puissent travailler librement. Cela ne menacera pas seulement la viabilité du secteur traditionnel de la sélection végétale, mais aussi limitera le développement des cultures, ce qui a des conséquences sur la résilience de nos systèmes alimentaires et peut entraîner une hausse des prix des denrées alimentaires » [7]. Selon la FAO, douze plantes, dont le blé, le riz, le soja et le maïs, garantissent 75 % de l’apport alimentaire mondial [8]. Une protection par brevet de versions OGM de ces plantes, dont les semences ne peuvent être utilisées par les agriculteurs, peut en effet avoir pour conséquence de brider le processus de diversification génétique. Or, c’est aussi grâce à la biodiversité des semences que l’agriculture peut espérer palier d’éventuels problèmes de récolte, réduire les risques de crises alimentaires et limiter l’impact sur le prix de l’alimentation.
Les brevets peuvent aussi impacter financièrement les producteurs refusant d’utiliser des OGM dans la mesure où ils doivent, notamment, supporter le coût des tests montrant que leur cultures en sont exemptes. Le prix de l’alimentation issue d’agriculture non-OGM peut donc lui aussi dépendre de l’existence ou non de brevets.
L’influence possible des brevets sur le prix des produits protégés a, en fait, été pointée depuis longtemps, notamment dans le domaine des biotechnologies, y compris celui des OGM [9] [10]. Selon un rapport canadien de 2003 de la Commission de l’éthique de la science et de la technologie : « Avec l’industrie des OGM et les contrôles qu’engendre la culture des plantes transgéniques […] le producteur devient de plus en plus dépendant de son fournisseur, qui détermine les semences les plus profitables à modifier génétiquement, les protège par brevet, en interdit toute réutilisation par l’agriculteur et les vend à prix fort » [11].
En Europe, aucune alimentation humaine contenant des OGM n’est pour le moment autorisée [12], mais plusieurs espèces animales sont nourries aux OGM, comme un poulet nourri au soja GM. Aux États-Unis, ce type d’alimentation est commercialisé [13]et une partie de l’industrie agroalimentaire s’y développe en ce sens. C’est le cas de la société de Caroline du Nord, Pairwise, qui promeut le développement de « nouvelles variétés nutritives et savoureuses » grâce à son utilisation de Crispr [14], dont elle contrôle de nombreux droits de brevets [15]. Pour 2023, l’entreprise propose, via son concept « Conscious Food », une nourriture « customisée » : « [...] vous pouvez désormais faire des choix sains et réfléchis concernant les aliments que vous consommez aux repas et aux collations. Nous associons les dernières innovations en matière d’alimentation et de technologie à des pratiques agricoles éprouvées pour cultiver des produits spécialement conçus pour vous » [16]. Ce modèle commercial étasunien préfigure-t-il celui que l’Union européenne pourrait s’autoriser à court terme ?
L’incidence sur les droits des paysans et des petits semenciers
Cette atteinte orchestrée à la biodiversité cultivée s’accompagne d’une mise en danger des paysans et des petits semenciers. Des portefeuilles de brevets denses pèsent en effet sur eux et les placent en incapacité d’innover sereinement. ECVC (Coordination Européenne Via Campesina) rappelle, en effet, dans un rapport de novembre 2022 adressé à la Commission européenne, l’existence d’actions de contrefaçon [17] : « De telles poursuites en contrefaçon sont déjà une réalité très concrète dans les pays qui n’imposent aucune traçabilité des OGM. L’entreprise Monsanto a embauché aux USA des détectives privés pour prélever des échantillons dans les champs des paysans. Le montant des pénalités financières en cas de reproduction illicite d’une « invention brevetée » est tel que plus aucun agriculteur n’ose utiliser ses propres semences, y compris lorsqu’il n’a pas semé des OGM » [18] [19].
ECVC souligne, en outre, l’inadaptation, voire l’injustice, du mécanisme même d’action en contrefaçon, français et européen notamment, vis-à-vis des paysans et des petits semenciers : « […] la présomption de contrefaçon permet au titulaire du brevet d’engager des poursuites sans apporter la preuve formelle de la contrefaçon. La seule présence d’une matière biologique, d’une information génétique, ou encore de propriétés particulières couvertes par son brevet suffisent. Ces procédures [...] entraînent aussi une inversion de la charge de la preuve : c’est en effet au présumé contrefacteur qui souhaite stopper les poursuites de prouver que [les produits présumés contrefaisants] ne sont pas directement issus de l’invention brevetée ». C’est bien ce que prévoit l’Accord sur la Juridiction Unifiée sur le Brevet dans son article 55.1 [20].
Le brevet, levier du lobby agroalimentaire ?
Si l’industrie biotechnologique utilisait le lobbying dans les années 90 pour faire accepter le brevet sur le vivant à l’Union Européenne, elle utilise aujourd’hui les brevets pour influencer cette même instance sur la (dé)réglementation OGM. En effet, comme le montre le rapport « Behind the smokescreen » du groupe parlementaire européen Les Verts, « un grand nombre de personnes activement impliquées dans des organisations européennes [en l’espèce EPSO, EU-SAGE et ALLEA [21]], sont fortement liées à l’industrie semencière et détiennent des brevets ou des demandes de brevets dans ce domaine » [22]. Ces organisations, qui incluent des scientifiques, collaborent avec l’industrie des biotechnologies sur des actions de lobbying, notamment pro-OGM, auprès des institutions européennes. Ces personnes impliquées ont des intérêts directs dans le succès des projets menés par cette industrie, ainsi que dans l’exploitation de ces brevets, notamment la commercialisation des produits et procédés qu’ils couvrent. Ce rapport parlementaire détaille les intérêts concernant EPSO et EU-SAGE, résumés dans le tableau suivant :
EPSO (juin 2022) | EU-SAGE (mai 2021) | |
Brevets et demandes de brevets de produits et procédés OGM | 38 % | 23 % |
Projets de recherche avec l’industrie semencière et biotechnologique | 53 % | 15 % |
Implication dans une société semencière ou de biotechnologie, en tant que salarié ou actionnaire | 21 % | 10 % |
Au moins une des situations ci-dessus | 64 % | 32 % |
Le sujet de l’alimentation est d’intérêt général, ne serait-ce que parce qu’il est lié à la question sanitaire et à l’autonomie politique. C’est aussi le cas de la biodiversité, cultivée ou pas. Dès lors, comment peut-on concevoir qu’un outil tel que le brevet impacte ces secteurs fondamentaux, notamment via le lobbying industriel, ainsi que les droits des paysans et des petits semenciers ?
« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », écrivait le gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin. Pourrons-nous à l’avenir encore et toujours décider de qui nous sommes si nous ne savons pas ce que nous mangeons ?