Industrie des biotech : le forcing politique

Avec une accélération notable à partir de 2018, l’industrie des biotechnologies a financé une partie du monde de la recherche pour obtenir, sous couvert de « consensus scientifique », une révision de la réglementation appliquée aux OGM. Ce travail a permis de donner un blanc-seing « selon la science » à la récente proposition de déréglementation des OGM de la Commission européenne.

Le 5 juillet dernier, la Commission européenne a publié une proposition de règlement qui a pour objet de soustraire un grand nombre d’OGM, dont ceux issus des nouvelles techniques de modification génétique, aux règles actuellement applicables aux OGM [1].

Cette proposition intervient près de cinq ans après un arrêt important de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En 2018, la Cour a en effet jugé que les organismes issus des nouvelles techniques de modification génétique sont des OGM et sont soumis aux obligations d’évaluation préalable des risques, d’étiquetage, de traçabilité et de suivi post-commercialisation [2]. Ces techniques, a expliqué la Cour, n’ont pas été « traditionnellement utilisées pour diverses applications » et leur sécurité n’est pas avérée depuis longtemps. Elles permettent de produire des OGM à une vitesse bien plus importante que ce qu’il était possible de faire avec les techniques traditionnelles principalement développées avant 2001, année d’adoption de la directive européenne sur les OGM. Ces organismes peuvent en outre franchir les frontières et se reproduire, avec des conséquences irréversibles pour l’environnement et la santé humaine.

L’arrêt de la Cour va frontalement à l’encontre de l’argument défendu par les multinationales des biotechnologies. Celles-ci critiquent de longue date la réglementation OGM [3]. Elles prétendent que les plantes issues des nouvelles techniques de modification génétique pourraient également être obtenues par des techniques de croisement conventionnelles ou par des processus naturels et ne peuvent donc pas être considérées comme des OGM. 

A la suite de l’arrêt de 2018, une partie du monde de la recherche, très liée à l’industrie des biotechnologies, s’est activée pour parvenir, sous couvert de « consensus scientifique », à une révision de la réglementation applicable aux OGM.

Les scientifiques reprochent aux juges de ne pas être... scientifiques

« Décevant » [4], « absurde » [5], « dépourvu de base scientifique » et « méconnaissance des avis scientifiques » [6]. C’est ainsi qu’est qualifié l’arrêt de la Cour de justice dans diverses déclarations d’instituts et de centres de recherches publics. Les plus critiques sont étroitement liés à l’industrie des biotechnologies.

C’est le cas du très pro-biotech Institut flamand des biotechnologies (VIB). A son initiative, des scientifiques issus d’une centaine de centres de recherche européens créent, en 2019, le lobby EU-SAGE [7]. Dans une lettre ouverte, les scientifiques de ce réseau affirment que « il n’y a pas de raisons scientifiques de considérer les cultures issues de l’édition du génome différemment que les variétés conventionnelles qui présentent des altérations similaires » [8]. En clair, réglementer les plantes issues des nouvelles techniques de modification génétique comme des OGM, soumis à évaluation des risques, serait une discrimination scientifiquement injustifiée [9]. Précision intéressante, 32 % des membres d’EU-SAGE auraient un intérêt direct dans la commercialisation des plantes génétiquement modifiées, c’est-à-dire des avantages financiers ou une évolution de carrière, que ce soit à titre personnel ou par l’intermédiaire de leur organisation [10]. Ce chiffre ne prend pas en compte les financements de la recherche publique liés à l’industrie par les obligations de « partenariats public-privé », ni la perspective offerte aux chercheurs de valoriser les résultats de leurs recherches en les brevetant en leur nom propre ou en partenariat avec leurs employeurs.

En Allemagne, trois instituts de recherche en vue ont dénoncé « (l)a classification juridique générale en tant qu’OGM [qui] ne tient pas compte du type de modification génétique présente dans l’organisme dont le génome a été modifié ni du fait que cette modification aurait pu se produire accidentellement ou par le biais de méthodes de sélection traditionnelles. Elle ne tient pas compte non plus de la question de savoir si l’origine de la modification génétique peut être identifiée et attribuée à une méthode de reproduction particulière » [11].

Il est donc reproché à l’arrêt de la Cour de justice de ne pas être « scientifique ». Une critique inquiétante car le juge doit se préoccuper seulement du fait de savoir si son argumentation et sa décision sont fondées en droit. Si les décisions de justice devaient être scientifiques, imagine-t-on confier aux scientifiques la fonction de juger et de dire le droit ? N’était-ce pas l’objectif de certains positivistes du XIXème siècle, dont le fondateur de la sociologie (science de la gestion des sociétés) ? Et comment fonder une décision de justice sur des sciences qui, par définition, sont le produit de controverses et n’avancent qu’en dépassant ou en reniant de plus en plus rapidement les résultats scientifiques passés ?

La création d’un « consensus » scientifique

Quoi qu’il en soit, les réactions de ces scientifiques à l’arrêt de la Cour de justice rappellent un fait incontestable : la législation applicable aux OGM est pénétrée par la science. Cette caractéristique n’est pas propre au droit des OGM. La technicité croissante s’observe dans la plupart des branches du droit. Cette caractéristique a néanmoins pour effet de donner à la parole scientifique un poids et une valeur prépondérants. La science devient ainsi un enjeu sujet à instrumentalisation.

Plusieurs organisations scientifiques liées à l’industrie des biotechnologies ont, peu après l’arrêt de la Cour de justice, recommandé aux institutions de l’Union européenne une révision de la réglementation OGM et proposé leur aide dans la rédaction du futur texte. Dans une lettre ouverte, le lobby EU-SAGE appelle ainsi dès 2020 les institutions de l’Union européenne à « réviser la directive OGM pour qu’elle reflète les connaissances et preuves scientifiques actuelles en matière de techniques de modification du génome » [12]. D’autres organismes et instituts scientifiques ont formulé des recommandations similaires [13]. En accord avec la position défendue par les multinationales des biotechnologies, ils appellent à faciliter l’utilisation des nouvelles techniques de modification génétique dans l’agriculture. La multiplication des déclarations émises par divers organismes de recherche publics créée une fausse impression d’unanimité de la communauté scientifique (voir encadré). L’organisation académique EPSO (European Plant Science Organisation), inscrite dans le registre de transparence de l’UE et très liée à l’industrie des biotechnologies, a d’ailleurs assuré sans vergogne que la décision de la Cour de justice de l’Union européenne est contraire à «  un large consensus scientifique selon lequel les altérations involontaires de l’ADN produites par l’édition du génome sont du même type, mais beaucoup moins fréquentes, que celles produites par des méthodes plus anciennes » [14]. Précision là aussi intéressante, 64 % des membres du groupe de travail EPSO sur les technologies agricoles auraient un intérêt direct dans la commercialisation des plantes génétiquement modifiées [15].

La démission du politique

La contre-partie du poids prépondérant de la parole scientifique est la démission du politique, qui peut alors s’abriter derrière une prétendue neutralité scientifique. En mars 2019, Vytenis Andriukaitis, alors commissaire à la santé, a par exemple affirmé que « nous avons besoin d’un nouveau cadre réglementaire pour ces nouvelles techniques ». L’Europe, a-t-il insisté, doit écouter la science [16]. Difficile de ne pas entendre la voix des lobbys derrière une telle affirmation, compte tenu des nombreux échanges officieux qui ont eu lieu entre la Commission et les tenants des biotechnologies et de la déréglementation [17].

En novembre 2019, alors que la situation est pourtant claire d’un point de vue juridique grâce à l’arrêt de la Cour de justice du 25 juillet 2018, le Conseil a demandé à la Commission européenne d’élaborer une étude « à la lumière de l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire C-528/16 concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union » [18]. L’étude de la Commission européenne, publiée en avril 2021, « conclut que la législation sur les OGM présente des difficultés évidentes de mise en œuvre et nécessite une interprétation juridique controversée pour tenir compte des nouvelles techniques et applications. Tout porte à croire qu’elle n’est pas adaptée à certaines NTG [NDLR : Nouvelles Techniques Génomiques] et à leurs produits et qu’elle doit être adaptée aux progrès scientifiques et technologiques  » [19]. Comme l’a démontré un rapport commandé par le ministère allemand de la Conservation de la nature, l’étude de la Commission est partiale dans le choix des publications scientifiques qu’elle prend en considération et présente des opinions plutôt que des faits basés sur la science [20]. C’est pourtant sur la base de cette étude que la Commission européenne a engagé, en septembre 2021, une initiative législative qui a abouti à sa proposition de déréglementation des OGM du 5 juillet dernier. Une proposition qui, soutient la Commission, s’appuie sur la science. Voilà son texte paré d’un vernis de neutralité respectable mais qui ne tient pas compte du dissensus scientifique. Si le politique endosse une théorie scientifique plutôt qu’une autre, ce qu’il peut faire, il s’agit d’un choix politique et non de science. Et il faut alors le qualifier comme tel.

Et l’intérêt général dans tout ça ?

La place de la science dans le débat sur les OGM donne aux citoyens un sentiment d’illégitimité et d’incapacité à comprendre et à participer au débat. La conséquence, c’est que des questions fondamentales qui méritent un débat public sont occultées : quel type d’agriculture voulons-nous ? Qui profite des investissements publics dans la recherche, investissements qui passent majoritairement par une obligation de partenariat public-privé ? Au détriment de quoi, de qui et à quel terme ? Les décisions favorisent-elles la biodiversité ou la privatisation du vivant ? Améliorent-elles la qualité de vie d’une majorité de la population ou d’une minorité ? Transforment-elles les paysans en consommateurs passifs de l’innovation, de la recherche et de la technologie ou leur donnent-elles une autonomie pour déterminer eux-mêmes quel type de culture correspond le mieux aux caractéristiques de leur terroir, à la demande sociale et à leurs propres choix ? Quels peuvent être les effets de l’introduction massive d’OGM sur l’organisation des systèmes vivants (écosystèmes) et sociétaux (agriculture-alimentation) ? Peuvent-ils les absorber sans se déstabiliser ?

Autant de questions que la Commission européenne n’a pas jugé bon de poser aux citoyens européens en amont de sa proposition de déréglementation des OGM. Il est urgent d’en débattre, même si on n’a pas de thèse en biologie moléculaire.

La science n’a pas qu’une seule voix

Les scientifiques réunis au sein du réseau Européen de Scientifiques pour une Responsabilité Sociale et Environnementale (ENSSER) appellent à ce que les plantes issues des nouvelles techniques de modification génétique soient considérées comme des OGM et soumises à la même réglementation. A travers diverses études, ils démontrent que ces techniques ne permettent pas de contrôler les conséquences involontaires, imprévues et potentiellement dangereuses. Selon ces études, les risques liés aux OGM issus des nouvelles techniques sont tout aussi importants, voire plus, que ceux liés aux techniques OGM antérieures. Par conséquent, concluent-ils, il est nécessaire de procéder à une évaluation approfondie et scientifiquement indépendante des risques. Récemment, une chercheuse américaine qui a mis au point la tomate génétiquement modifiée Calgene dans les années 90, a affirmé que les effets non intentionnels des nouvelles techniques doivent être reconnus par les chercheurs, tout comme le fait que ces techniques comportent d’autres imprécisions non encore connues. Elle appelle à faire preuve de précaution et à ne pas proférer de mensonges par omission [21].

[4« Persbericht : Nieuw rapport neemt het ggo-debat onder de loep », Koninklijke Vlaamse Academie van België voor Wetenschappen en Kunsten, 10 novembre 2020.

[6« Set back for gene editing », Rothamsted Research, 25 juillet 2018.

[7Le réseau EU-SAGE est inscrit dans le registre des représentants d’intérêts (lobbys) de l’UE. Il se présente comme « représentant les scientifiques de 134 instituts et sociétés européens spécialisés dans les sciences végétales qui ont uni leurs forces pour fournir des informations sur l’édition du génome et promouvoir le développement de politiques européennes et des États membres de l’UE qui permettent l’utilisation de l’édition du génome pour une agriculture et une production alimentaire durables ». Pour la France, les membres sont, notamment, l’Académie d’Agriculture de France, l’Institut de biologie moléculaire des plantes (CNRS), l’Institut Jean-Pierre Bourgin (sous la tutelle de l’INRAE et de l’Université Paris Saclay).
Voir : https://www.eu-sage.eu/about

[9Oana Dima, Hubert Bocken, René Custers, Pere Puigdomenech, Dirk Inzé, « Genoombewerking voor veredeling van landbouwgewassen », KVAB, 2020.

[10The Greens/EFA,« Behind the smokescreen - Vested interests of EU scientists lobbying for GMO deregulation, septembre 2022.
Ce rapport indique en outre qu’ « environ 15 % (des membres de EU-SAGE) ont participé à un ou plusieurs projets de recherche avec l’industrie des semences ou de la biotechnologie et 10 % ont été impliqués dans une entreprise de semences ou de biotechnologie ».

[11« Towards a scientifically justified, differentiated regulation of genome edited plants in the EU », German National Academy of Sciences Leopoldina, German Research Foundation, Union of the German Academies of Sciences and Humanities, 2019.

[12« Open Statement », EU-SAGE, juillet 2020.

[13Entre autres :
 « Towards a scientifically justified, differentiated regulation of genome edited plants in the EU », German National Academy of Sciences Leopoldina, German Research Foundation Union of the German Academies of Sciences and Humanities, 2019 ;
 « On the ECJ Ruling regarding mutagenesis and the Genetically Modified Organisms Directive », EPSO, 26 juillet 2018.

[15« Behind the smokescreen - Vested interests of EU scientists lobbying for GMO deregulation », The Greens/EFA, septembre 2022.
L’ONG Corporate Europe Observatory a par ailleurs révélé que, dans le but d’influencer le positionnement politique des États membres, l’EPSO a organisé une série de réunions avec des fonctionnaires nationaux triés sur le volet. Seuls les pays et les ministères qui s’étaient montrés ouverts à la déréglementation ont été invités. Lors de ces réunions, différentes options juridiques ont été envisagées afin de réviser les règles de l’UE en matière d’OGM, ainsi que des « projets phares » de cultures modifiées par le génome qui pourraient gagner le cœur et l’esprit du public et des décideurs européens.
Voir : « Derailing EU rules on new GMOs », Corporate Europe Observatory, 29 mars 2021.

[18Décision (UE) 2019/1904 du Conseil du 8 novembre 2019 invitant la Commission à soumettre une étude à la lumière de l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire C-528/16 concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union, et une proposition, le cas échéant pour tenir compte des résultats de l’étude.

[19« Study on the status of new genomic techniques under Union law and in light of the Court of Justice ruling in Case C-528/16 », Commission européenne, 29 avril 2021.

[20Christof Potthof, Birgit Peuker, Christoph Palme et Anke Schumacher, « Expert Opinion : Evaluation of the European Commission’s study on new genomic techniques », 27 février 2023.

[21Belinda Martineau, « We Need the Whole Truth to Regulate GMOs », Biotechsalon, 15 juillet 2023.