La Commission européenne veut changer en profondeur les règles de culture et de commercialisation des OGM, y compris ceux issus des nouvelles techniques de modification génétique rebaptisées « nouvelles techniques génomiques » (NTG). C’est le sens de sa proposition législative publiée le 5 juillet 2023. Même si la Commission affirme le contraire [1], ce texte propose de supprimer, pour un nombre important d’OGM, les mesures destinées à limiter les risques inhérents aux modifications du matériel génétique d’êtres vivants [2]. Si le texte est adopté tel quel, de nombreux OGM pourront être cultivés et mis sur le marché dans l’Union européenne sans évaluation des risques préalable, sans être tracés, étiquetés, ni faire l’objet d’une surveillance post commercialisation. Des principes fondateurs de la réglementation OGM seraient alors écartés sur la base d’une présomption d’absence de risques, pourtant scientifiquement discutée. Le tout au nom de l’urgence à répondre à des défis globaux (changement climatique, perte de biodiversité…). Mais la Commission européenne va plus loin. Non seulement sa proposition législative affaiblit voire supprime les protections environnementales et sanitaires, mais elle réduit aussi davantage la déjà faible marge de manœuvre des États membres en matière d’OGM, y compris pour prévenir les risques.
Pas de clause de sauvegarde, de mesures d’urgence ni de restrictions nationales de culture
La proposition législative de la Commission européenne ne prévoit pas de clause de sauvegarde ni de mesures d’urgence. Ces dispositions existent dans deux textes majeurs qui composent le droit des OGM actuellement applicable [3]. Elles autorisent les États membres à limiter ou à interdire l’utilisation ou la vente d’OGM dont la culture ou la commercialisation a été autorisée, sur le fondement de motifs exclusivement liés à la santé humaine, animale ou à l’environnement. Plusieurs États, dont la France, avaient prononcé des interdictions de culture sur la base de ces dispositions. Mais cette possibilité ne leur est pas offerte pour les OGM qui relèveront du texte proposé par la Commission.
Certes, d’importants imbroglios judiciaires, source d’insécurité juridique, ont résulté des mesures d’interdiction qui ont été adoptées [4]. Mais ces difficultés ont finalement contribué à introduire une nouvelle procédure à la disposition des États [5]. Depuis 2015, les États membres peuvent ainsi interdire ou restreindre la culture d’un OGM qui a été autorisé ou est en cours d’autorisation au niveau de l’UE (ce que l’on appelle opt out), et ce en invoquant des motifs plus larges et non limitatifs, liés aux incidences socio-économiques, à l’affectation des sols, à des objectifs de politique agricole ou environnementale etc. [6]. A ce jour, l’« opt-out » est utilisé par 18 États membres, dont la France [7]. Mais d’opt-out il n’est pas non plus question dans le texte proposé par la Commission européenne le 5 juillet dernier [8]. Sans plus d’explications ni preuves, la Commission affirme que permettre aux États de recourir à l’opt-out irait à l’encontre des objectifs de durabilité visés par son « Pacte Vert » et ses stratégies « De la ferme à la table » et « Biodiversité » [9].
Des scientifiques ont alerté à maintes reprises sur le fait que les risques liés aux OGM issus des nouvelles techniques, qui relèveront du futur texte, sont tout aussi importants, voire plus, que ceux liés aux techniques OGM antérieures [10]. Mais la Commission européenne préfère donc faire l’impasse sur l’évaluation des risques et, par la même occasion, retirer aux États le droit d’agir de manière préventive contre la survenance de ces risques dans le cadre de sa proposition législative [11].
En dehors du règlement : des mesures nationales restrictives sous surveillance étroite
Cette proposition se présente sous la forme d’un règlement, c’est-à-dire un acte juridique qui s’applique directement dans tous les États membres, sans acte national de transposition. Ce choix n’est pas anodin. Il montre bien que la Commission européenne, soucieuse de garantir le « bon fonctionnement du marché intérieur », cherche avant tout à éviter les obstacles à la libre circulation des marchandises, en l’occurrence des OGM.
C’est d’autant plus vrai que la proposition de règlement prévoit de mettre en place des critères, des exigences et des procédures entièrement harmonisés (définition des catégories d’OGM, procédures de culture et de commercialisation...) [12]. La conséquence mécanique, pour les États, c’est la réduction quasi-complète de leur faculté d’intervention. En effet, en droit de l’Union européenne, quand il y a harmonisation totale, les États sont totalement dessaisis de leurs compétences dans le secteur réglementé. Cela veut aussi dire qu’ils ne pourront plus recourir à certains moyens de défense prévus dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ou dégagés par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne pour justifier l’adoption de mesures nationales restrictives [13]. En effet, ils ont en principe seulement le droit d’adopter des mesures restrictives sur le fondement de la norme d’harmonisation. Or nous venons de voir que le texte proposé par la Commission européenne n’en prévoit pas : pas de clause de sauvegarde, pas de mesures d’urgence, pas d’opt-out. Les États pourront certes encore se consoler avec deux dispositifs prévus par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, proches de la clause de sauvegarde, une fois que la norme d’harmonisation a été adoptée [14]. Sur leur fondement, les États membres peuvent maintenir une législation nationale différente justifiée par des "exigences importantes visées à l’article 36 [15] ou relatives à la protection de l’environnement ou du milieu de travail". Ils peuvent aussi "introduire des dispositions nationales basées sur des preuves scientifiques nouvelles relatives à la protection de l’environnement ou du milieu de travail en raison d’un problème spécifique de cet État membre, qui surgit après l’adoption de la mesure d’harmonisation". Il s’agit là toutefois d’une maigre consolation car les mesures restrictives qu’un État voudrait ainsi adopter sont très étroitement subordonnées au contrôle de la Commission européenne, qui peut les rejeter.
En amont de la mise sur le marché et la culture : si peu de place pour les États
La restriction de la marge de manœuvre des États membres pour agir en cas de risques est encore plus flagrante au vu de leur incapacité, pour certains « NTG », à s’opposer en amont à leur culture ou commercialisation.
C’est le cas pour les OGM qualifiés de « NTG de catégorie 1 » dans la proposition de règlement. Pour les essais et la mise sur le marché (incluant la culture commerciale) de ces OGM, la Commission européenne propose en effet de mettre en place une simple procédure dite de « vérification », au lieu d’une procédure plus lourde d’autorisation préalable assortie d’une évaluation des risques. La procédure de vérification, inédite en droit des OGM dans l’UE, est censée réduire la charge administrative pour les demandeurs et les autorités. Ainsi, les entreprises devront uniquement transmettre des données pour démontrer que leur OGM est conforme à des critères énoncés dans la proposition de règlement et qui confèrent le statut de « NGT de catégorie 1 » [16]. A la différence de la procédure d’autorisation, les entreprises n’auront pas à transmettre des données pour l’évaluation des risques et sur la méthode de détection. Quant à l’autorité qui est saisie d’une demande de vérification, elle aura pour seule mission de vérifier que le végétal remplit les critères définis dans la proposition de règlement au regard des données fournies par l’entreprise. Concrètement, une autorité nationale qui est saisie d’une demande de vérification avant un essai en champ doit élaborer un rapport sur la conformité de l’OGM aux critères « NGT de catégorie 1 ». Ce rapport doit être transmis à la Commission européenne et aux autres États membres. Si aucune observation n’est émise et que les critères sont remplis, l’autorité nationale n’a pas d’autre choix que d’adopter une décision déclarant que le végétal est un « NTG de catégorie 1 ». En revanche, si les autres États membres émettent des observations sur le rapport, c’est-à-dire s’il y a désaccord entre les États sur le statut juridique de l’OGM, la Commission européenne prend la main. C’est elle qui adoptera la décision sur le statut juridique « en tenant le plus grand compte » des conclusions et de l’avis émis par les représentants des États membres réunis au sein d’un comité [17].
Certes, ces détails procéduraux peuvent sembler complexes. L’enjeu est toutefois très important : quand une plante OGM est déclarée « NTG de catégorie 1 » pour un essai en champ, les produits connexes de cette plante OGM bénéficieront aussi de ce statut « NTG 1 » pour leur mise sur le marché, sans avoir à faire l’objet d’une procédure de vérification distincte. La voix des États membres pourra donc aussi être contournée pour la mise sur le marché de ces OGM. Or, qui dit « NTG 1 » dit absence d’évaluation des risques, absence d’étiquetage, absence de méthode de détection et de suivi post-commercialisation.
Pour la culture commerciale ou la commercialisation d’aliments issus de ces OGM « NTG 1 », et s’il n’y a pas eu de déclaration de statut en vue d’un essai en champ, la mise à l’écart des États est encore plus marquée. La demande de vérification est soumise à l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Celle-ci déclare si le végétal remplit ou non les critères, sans que les autorités nationales puissent faire connaître leurs observations sur la demande de vérification. C’est sur la base de la déclaration de l’Autorité européenne de sécurité des aliments que la Commission élabore ensuite un projet de décision. La décision sera adoptée par la Commission, là aussi, « en tenant le plus grand compte » des conclusions et de l’avis émis par les représentants des États membres réunis au sein d’un comité...
Certes, la procédure actuelle d’autorisation des OGM n’est pas satisfaisante puisque, dans les faits, c’est la Commission européenne qui adopte les décisions d’autorisation des OGM faute d’accord entre les États membres, même si une majorité (simple) des États s’oppose à une autorisation [18]. Ici, en cherchant à renforcer ses propres pouvoirs, la Commission veut éviter les blocages au niveau du processus décisionnel, blocages qui entraînent des retards dans le traitement des demandes. De façon ultime, c’est la circulation des OGM dans l’Union européenne qui sera facilitée et qui est recherchée. La capacité des États à définir la politique agricole et alimentaire qui correspond le mieux à leur territoire devient, quant à elle, une perspective de plus en plus lointaine.
La proposition de la Commission européenne a été transmise au Conseil pour première lecture. Dans un calendrier serré, compte tenu des élections prévues en juin 2024, elle sera ensuite transmise au Parlement européen. La proposition peut encore être commentée, y compris par les citoyens et les organisations, jusqu’au 11 octobre au moins. « Toutes les contributions reçues seront résumées par la Commission européenne et présentées au Parlement européen et au Conseil en vue d’alimenter le débat législatif », assure la Commission [19]...